Disparition

Mort de Christian Millau, cofondateur du guide Gault & Millau

Avec son compère Henri Gault, le critique gastronomique était le hussard de la Nouvelle cuisine célébrée dans le guide portant leurs noms. Buffet froid pour une fourchette doublée d'une plume.

publié le 7 août 2017 à 17h05
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Il préférait les toques aux étoiles mais a fini par rejoindre ces dernières : Christian Millau est mort samedi, à l’âge de 88 ans. Son nom restera éternellement attaché à celui d’Henri Gault (disparu en 2000) avec qui il fonda le célèbre guide gastronomique Gault & Millau.

Spetsnaz

Il fut un temps où l’on était Gault & Millau ou Michelin comme on était Peugeot ou Citroën. Il n’y avait pas de place pour les deux dans le vide-poches de la CX. Et pour cause, c’était à l’époque de la guerre froide sur la terre comme dans les guides. Quand les inspecteurs de l’Armée rouge du Michelin étaient discrets comme des Spetsnaz, les grenadiers-voltigeurs du Gault & Millau chargeaient sabre au clair, prescripteurs gastronomiques revendiqués hauts et forts.

Coupettes

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Allez, marche arrière avec la CX, ou plutôt la DS ou la Peugeot 404 si vous avez mal au cœur sur les suspensions hydropneumatiques de la Citroën. On est en pleine Trente Glorieuses, Paul Bocuse a déjà trois étoiles, obtenues en 1965 avec son homard à la Constance Guillot. En route pour les vacances sur la nationale 7, on se tape la cloche chez les frères Troisgros à Roanne et chez Pic à Valence. Sous les pavés de 1968, il y a comme un frémissement dans les faitouts du conservatisme gastronomique. Longtemps relégués dans l'ombre de leurs fourneaux à taper le carton et à enchaîner les coupettes entre deux services, les chefs commencent à sortir de l'ombre à l'instar de Paul Bocuse qui a le droit à une double page dans Paris-Match, flairant la médiatisation de la cuisine bien avant l'heure de l'Internet. Dans l'assiette, ils se mettent à revendiquer leur indépendance, à s'affranchir du conservatisme incarné – entre autres – par des préparations trop riches, des sauces trop lourdes.

Salade folle

C'est une grosse poignée d'oseille cueillie au fond du jardin qui a inspiré leur création emblématique aux frères Troisgros : le saumon à l'oseille, un plat qui ne se planque sous un intitulé pompeux mais se revendique haut et fort de ses deux ingrédients principaux. En 1965, à Asnières, Michel Guérard invente sa «salade folle», qui conjugue haricots verts, mesclun et foie gras. La petite musique du produit, de la fraîcheur, d'une cuisine allégée aux cuissons réduites est en marche. Pépé peut bien se retourner dans son assiette, le haricot vert et la carotte sont désormais al dente. Deux hommes, parmi d'autres, ont senti venir ce vent nouveau sur les fourneaux : Henri Gault et Christian Millau. Ces deux-là sont journalistes, Christian Millau a notamment travaillé au Monde et à Paris Presse où il a déjà fricassé sur la cuisine. En 1969, ils lancent leur magazine gastronomique mensuel, le Nouveau guide Gault et Millau.

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Comme l'écrit Nicolas Chatenier dans ses très riches Mémoires de chefs (1), Henri Gault et Christian Millau sont «issus tous les deux de la mouvance des hussards de Roger Nimier, ils sont fin lettrés, intellectuels et parisiens, qui s'attaquent avec impertinence à la découverte de la France des cuisines. Très vite, ils dénoncent avant l'heure la "malbouffe", les arnaques, les conservatismes.» En 1973, dans un article intitulé «Vive la nouvelle cuisine française», ils définissent les dix commandements de cette nouvelle vague («Tu ne cuisineras pas trop», «Tu utiliseras des produits frais et de qualité», «Tu allégeras ta carte»).

«Ces commandements de la Nouvelle cuisine ont apporté un big bang dans l'univers de la gastronomie de l'époque. C'était alors une cuisine où les chefs n'étaient pas encore mis à l'honneur, très traditionnelle, avec des viandes plutôt faisandées, des sauces lourdes, de la crème, du beurre…» explique Côme de Chérisey, directeur général du Gault & Millau, aujourd'hui deuxième guide après le Michelin et distribué dans douze pays. Ce plaidoyer «a été l'événement marquant de la remise en cause de la suprématie des appréciations des inspecteurs Michelin, écrit Alan Warde, dans le Dictionnaire des cultures alimentaires (2). Le défi de Gault & Millau était orchestré comme une campagne contre les opinions guindées et conservatrices de l'équipe Michelin, une campagne contre ce qui était considéré comme un conformisme étouffant.»

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Le témoignage de Paul Bocuse dans Mémoires de chefs illustre cette guerre froide entre les deux guides. Au début des années 70, le chef de Collonges-au-Mont d'Or enthousiasme Henri Gault et Christian Millau. C'est l'époque aussi où Paul Bocuse tutoie déjà les sommets de la reconnaissance : il vient de créer la «Soupe aux truffes noires VGE» pour Giscard, qui lui remet la Légion d'honneur en 1975. Mais sa relation avec Gault et Millau tourne au vinaigre, il leur préfère le petit livre rouge du Michelin. «Si on existe aujourd'hui, c'est surtout grâce au Michelin. Gault et Millau étaient démerdards, bravo ! Mais ils ont voulu nous mettre le grappin dessus. Et moi, comme je l'ai dit, je n'ai pas vocation à me faire emmerder», affirmera-t-il plus tard dans Mémoires de chef. Dans une interview au Figaro-Magazine du 18 février 1989, il flingue à tout va cette «prétendue "Cuisine nouvelle" qui n'a jamais fait florès dans [son] restaurant» et se défend d'en avoir été le pape. «Mon style culinaire, les plats que j'aime, mes racines, tout ce que j'ai appris chez Fernand Point n'a rien à voir avec les menus en petites portions, les grandes assiettes dépouillées, les émincés de viande, les plats sous cloche et les additions exorbitantes. Je suis et je reste un cuisinier de tradition. Classique.» Pourtant, le 22 juillet 2011 dans Libération, un de ses confrères juge rétrospectivement qu'à l'époque de la Nouvelle cuisine, «Bocuse a pris le train en marche mais il en aura le plus profité.»

Petite rubrique

Christian Millau et Henri Gault ont en tout cas eu le mérite de soulever le couvercle de ce panier de crabes qu'est la haute cuisine. «On est arrivés pile au bon moment, confiait récemment Christian Millau au magazine Jésus, consacré à "la grande aventure de la nourriture". Nous étions l'un et l'autre journalistes. Il y avait bien La Reynière au Monde mais c'était une très petite rubrique… Nous assistions à une période où la France changeait totalement. En nous baladant dans le pays, nous nous sommes rendu compte qu'il se passait quelque chose.»

Artisan

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En 1980, ils ont fait la une du magazine américain Time. Puis leurs chemins se sont séparés mais leurs deux noms restent accolés comme une marque qui sévit aujourd'hui sur le papier et sur l'Internet, où l'on retrouve les mots de Christian Millau : «Un bon cuisinier est un cuisinier qui fait sa propre cuisine et qui la mange. Je connais des cuisiniers qui ne mangent pas leur cuisine et qui s'en vantent. Un cuisinier, c'est un artiste, un artisan. Il faut qu'il soit fidèle à ses propres goûts et qu'il ne se laisse pas aller aux modes et aux couleurs du temps qui vont le faire dévier obligatoirement à un moment ou un autre. Je trouve qu'actuellement, on y assiste un peu trop souvent. Il faut faire ce que l'on a envie de faire», confiait-il lors d'une interview accordée à Côme de Cherisey en 2016.

(1) Mémoires de chefs sous la direction de Nicolas Chatenier (éd. Textuel, 2012, 45 euros)

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(2) Dictionnaire des cultures alimentaires sous la direction de Jean-Pierre Poulain (éd. PUF, 2012, 42 euros)