Art et photo post-modernes au XXe siècle,
par Hugues Henri :
Postmodernité et histoire
La post-modernité est une remise en question qui a concerné tous les
domaines culturels et artistiques dans les années 1960-1970. En particulier, elle
s’empare de la photo peu après que celle-ci ait investi les Arts Plastiques, avec les
dernières avant-gardes de la modernité, l’art conceptuel avec Joseph Kosuth et l’art
minimaliste avec Sol LeWitt. Sa consécration dans le domaine artistique est donc
située pendant une crise de valeurs généralisée de la modernité qui s’approfondit
avec la chute du Mur de Berlin, la fin de l’URSS et donc de la Guerre froide. Mais
spécifiquement que concerne-t-elle dans la photographie occidentale, avec par
exemple l’Ecole de Düsseldorf ?
Joseph Kosuth : One &three Chairs, 1965.
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Ecole de Düsseldorf : nouveau puritanisme ?
En effet, la notion de forme-tableau propre à l’Ecole de Düsseldorf apparaît
comme un nouveau pictorialisme associé à la post-modernité. Ce retour du
pictorialisme serait la trace de la remise en question de la modernité en photo.
Retour de l’Histoire aussi. Ce néo-pictorialisme renoue avec les intentions de son
prédécesseur : valoriser le geste de l’art, exalter la subjectivité créatrice.
1° L’accent est mis sur le rôle de la main ;
2° la réappropriation des techniques anciennes, antérieures à la modernité
technologique de la photographie = retour à l’argentique au dépend du numérique,
utilisation du sténopé, etc.
3° intégration concertée de la photo dans le champ des Arts Plastiques.
Remarque : Les pictorialistes ont défendu contre la Neue Sachlichtkeit
(Nouvelle objectivité, mouvement apparu en Allemagne après la 1e Guerre mondiale)
le droit à l’écart, par rapport à l’exactitude documentaire, par rapport à la mécanique,
par rapport à la reproductibilité sérielle. Ils prônaient l’œuvre unique contre le
multiple, l’auteur contre l’opérateur, l’interprétation contre la transmission du réel. Ils
firent cela au nom de l’aura dont Walter Benjamin avait constaté la perte associée à
la modernité.
Dans le néo-pictorialisme contemporain, la
réhabilitation de l’aura est au
centre des préoccupations des représentants de ce courant : Giodano Bonora, Paolo
Gioli, Natale Zoppis, chez qui il y a volonté de revaloriser la matière et la forme
photographique.
1°Matière : avec le pinceau, la brosse, le grattoir la colorisation des clichés, le
report sur toile et soie, tous procédés donnant du grain et de la chair.
2°Forme : avec survalorisation du geste, trace de l’art.
Il y a restauration de l’esthétique du « Beau », délivrée de son éviction par la
modernité. La loi de la pureté du médium énoncée par Clement Greenberg est
refusée.
Il y a réaménagement des catégories esthétiques modernistes par le néo
pictorialisme.
La conception de l’œuvre comme métissage des pratiques et des matières,
comme articulation de l’objectif et du subjectif, comme conjonction heureuse de la
matière et de la forme, comme réconciliation de la technique et de l’art.
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Robert Mapplethorpe : Derrick Cross larger, 1982
Le formalisme de Clement Greeenberg est revisité au nom d’une nostalgie de
l’Art, de l’Histoire, du Sujet. Il s’agit bien de nostalgie dans ces photo-peintures
élégantes, composées, sensuelles, aux couleurs et aux matières précieuses, à la
séduction « fin de siècle ».
Alors se repose le problème de la dénégation : « Je ne suis pas de la photo »,
pour accéder au champ des Arts Plastiques. Le néo pictorialisme est-il
réactionnaire ? Comparable à ce qui se passa lors de la biennale de Venise en 1980
qui vit l’avènement de la postmodernité en architecture ? Cette post-modernité se
caractérise par le déni de la modernité, le refus de l’abstraction, le retour dans la
peinture aux références à l’Histoire, à l’anecdote, à la narration, avec un socle
idéologique qui est la restauration de certains nationalismes artistiques, comme le
néo expressionnisme allemand et la trans avant garde italienne.
Condamnation par Jurgen Habermas et Hal Foster
Dans
ce mouvement néo-pictorialiste, les philosophes Jurgen
Habermas et Hal Foster virent le post modernisme des conservateurs. L’assaut anti
moderniste eut lieu aussi contre la photo moderniste et l’on assista plus que dans les
autres domaines au triomphe des citations, des hybridations, de la photo mise en
scène, du kitsch et du pastiche.
Au lieu de l’aura, c’est le cynisme de l’image qui s’afficha : conscience d’être
image de l’image, à l’ère du 2e degré, à la culture de la séduction de l’apparence, de
la bigarrure, du chatoiement de la couleur. La pure image n’existe pas, on joue donc
avec l’histoire de l’image, avec la multitude d’images extra artistiques en circulation
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dans la société contemporaine. Ce néo pictorialisme s’est adonné au pastiche sur un
mode ludique, parodique avec travestissement d’une image modèle, détournée.
Nan Goldin : Cody in the dressing room, 1991
Pastiche de la grande peinture : David Buckland recycle Jean van Eick pour
en saper l’aura, à travers la dérision des Epoux Arnolfini. Ce sont des remake
d’images pieuses : Pierre et Gilles. Photographies sculptures de Boyd Webb étalant
leur facticité. Chez l’Espagnole Ouka Lele c’est l’imagerie criarde du néosurréalisme
de la Movida. Chez Jeff Koons, il y a pratique de l’image porno kitsch dans sa série
avec la Cicciolina, aux fonds peints et où l’on voit une mise en scène porno tout en
mimant l’extase mystique , Madone et Madeleine associée.
Remarque : en Europe, le néo pictorialisme a plus de retenue qu’aux USA, car
la culture médiatique est moins puissante, parce que le rapport entre l’art et le social
y est différent. Bas Vroege note que la post modernité a trouvé en Europe un terrain
moins favorable qu’aux USA.
L’éclectisme du néo pictorialisme l’amène au ressassement , au recyclage
sans invention propre et maintient une confusion, une perte de repère et de
distinction entre art et kitsch, culture et communication médiatique.
Post modernité critique et déconstructiviste
Mais il ne faut pas écarter une post modernité critique et déconstructionniste,
car cela serait trop réducteur. Celle ci est apparue en architecture, quand certains
architectes lassés par la citation postmoderne, orientèrent leur réflexion critique en
s’appuyant sur la philosophie post structuraliste et déconstructiviste qui étudiait les
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dimensions
idéologiques
des
présupposés
et
du
langage scientifique
et
philosophique ; ils s’inspirèrent de Jacques Derrida et de Michel Foucault. Peter
Eisenman et Daniel Liebeskind aux USA, Jean Nouvel et Bernard Tschumi en
France, Wolf Prix et Helmuth Swiczinsky de COOP HIMMELBLAU en Autriche
s’appliquèrent à déconstruire la figure démiurgique de l’architecte, à déconstruire la
pratique et les conceptions traditionnelles et (post) modernes de l’architecture.
Cindy Sherman : Cendrillon, 1986
Ce courant s’étendit à d’autres domaines dont la photo, il s’accordait avec la
postmodernité orthodoxe pour déclarer l’épuisement de la modernité en crise à la fin
des années 1960-1970. Mais les modalités plastiques, conceptuelles et idéologiques
du déconstructivisme sont très différents de celles de la postmodernité, c’est en cela
qu’elles nous intéressent.
Prenant comme point de départ les « combine paintings » de Robert
Rauschenberg et les sérigraphies sérielles de Warhol, comme condition de la
déconstruction postmoderniste, Benjamin Buchloh voit dans « Erased De Kooning
Drawing » signé Robert Rauschenberg en 1953 l’origine de l’acte appropriationniste
postmoderne.
Rauschenberg inaugure l’acte d’appropriation doublé du geste parricide
d’effacement
d’un
fondateur
de
l’Ecole
postmodernes :
1° dépréciation de l’oeuvre initiale ;
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de
New
York,
avec
troiscritères
2° effet de superposition, surimpression, 3° réorientation de lecture de
l’oeuvre.
Robert Rauschenberd : Chinese Steps, 1983
On voit l’insertion dans le double cadre d’une oeuvre signée d’une pièce
étrangère, que l’auteur s’approprie comme sienne : les notions traditionnelles
d’oeuvre, d’auteur, de processus d’exposition, d’autonomie de l’œuvre moderne sont
remises en cause. Deux dimensions essentielles le sont aussi : l’authenticité et
l’originalité qui disparaissent avec l’emprunt, l’appropriation, la substitution.
Rosalind Krauss a démontré chez Auguste Rodin, les notions connexes de
singularité, d’authenticité, d’unicité, d’originalité et d’original, comme exemplaires de
la modernité. De plus, Rosalind Krauss induisait un discours paradoxal d’une
reproduction sans original, d’une copie déjà inscrite au cœur même de l’original.
Le discours moderniste se fissurait donc déjà de l’intérieur : il ny aurait plus de
différence ontologique entre original et copie, la création devient un leurre, ouvrant la
voie aux démarches déconstructionnistes post modernes
de la simulation et de
l’appropriation. Ce changement apparaît dès la fin 1970 à travers la démarche de
Sherrie Levine, qui est allée le plus loin dans la négation des notions d’auteur, d’oe,
d’originalité.
Sherrie Levine reproduit ainsi les grands maîtres de la photo US : Walker
Evans, Edward Weston, en déclarant : « Au lieu de photographier des arbres et des
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nus, je fais des photos de photos. Je choisis des images qui manifestent le désir que
nature et culture nous apportent une impression d’ordre et de signification. Je
m’approprie ces images pour exprimer à la fois mon besoin d’engagement et de
distanciation sublime. J’espère que dans mes photos de photos interviendra une paix
fragile entre mon attirance pour ces idéaux dont témoignent ces images et mon envie
de n’en avoir pas, pas plus que d’attaches à un ordre quel qu’il soit. Je voudrai que
mes photos avec leurs propres contradictions représentent le meilleur de ces deux
mondes. »
La démarche de Sherrie Levine constitue l’arme la plus radicale contre le
dessein de « réauratiser » la photo, soit en raréfiant les tirages, soit en la
monumentalisant, soit en la retouchant à la main, car rephotographier les photos,
c’est : enterrer définitivement l’aura, la mythologie du génie expressif, dévaluer la
rareté et la valeur des clichés.
Une mouvance appropriationniste se développa aux USA dans les années
1980 qui s’employa à déconstruire les mythologies de la société américaine : Dara
Birnbaum, Jenny Holzer, Barbara Kruger, Richard Prince, Martha Rosler cherchèrent
donc à démystifier en contribuant à la transformation de l’appareil idéologique et
culturel en place aux USA.
Annie Leibowitz : Alice in Wonderland, 1992
Richard Prince photographie les magazines, les pubs, qu’il recadre, agrandit
et classe par ordre thématique, comme par exemple la campagne de pub Marlboro
dont il montre les mythes phallocrates et impérialistes.
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Barbara Kruger s’approprie des clichés de mass media qu’elle agrandit,
retaille, combine et monte en apposant des textes qui dénoncent les clichés du
langage : Chez Kruger, le stéréotype fait partie du processus social d’incorporation,
d’exclusion, de domination, d’autorité. Il s’agit de montrer l’action de ces stéréotypes
mais aussi de mener cette critique de la représentation à partir de la différenciation
sexuelle. Tous ces montages ne s’inscrivent pas dans la revendication féministe,
mais le féminisme infléchit la critique sociale vers un questionnement sur les rapports
entre langage, sexualité, représentation et marchandise dans un monde où la loi est
celle du masculin : « We don’t need another Hero ».
Jean-Louis Garnell : Paysage, 1986
L’être libre est au centre du questionnement des deux sculpteursphotographes anglais Gilbert et Georges.
Jeff Wall sera le photographe de la non liberté, dans une dialectique entre
photo, tradition académique de peinture d’histoire, procédures cinématographiques
et médium publicitaire : récupérer le passé - le grand art des musées - en même
temps, être par un effet critique dans la spécularité la plus « Up-to-date ».
Dans ses caissons lumineux, Jeff Wall met en scène la confrontation entre le
grand art et la culture de masse, qu’il oppose aux traditions conceptuelles d’avant
garde. Le caisson lumineux n’est ni photo, ni oeuvre, ni cinéma, mais emprunte à
tous ces medias, permet la dissociation comme symptôme majeur de l’existence
dans les sociétés occidentales, avec soi, avec le corps. Dans chaque scène est
montré la liberté empêchée, la laideur du mode de vie dominant, lapermanence
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rigide des rapports de classes. Jeff Wall ne prône pas pour autant la résignation mais
une forme de résistance : comme l’Indien dans Bads Goods 1984.
Photo et résistance socio-politique
D’autres plasticiens généralisent cette résistance socio politique comme
Dennis Adams qui travaille dans la ville, les lieux de passages, de transit, comme les
kiosques, abri-bus, urinoirs, etc. Il les photographie et les intègre dans des sites pour
piéger le passant, envoyer des messages subliminaux
pour provoquer une
dislocation déplaisante, celle de l’inquiétante étrangeté (Das Unheimliche en
allemand qui est le titre, souvent traduit ainsi en français, d'un essai de Sigmund
Freud paru en 1919) : photo de l’avocat Claude Vergés dans un abribus à Münster
pendant le procès de Klaus Barbie. Aucune réponse idéologique claire n’est
énoncée, montrée, par cette méthodologie du temporaire et du désarroi comme le dit
Yves Michaud.
Joel-Peter Witkin : Femme sur table, 1987
On peut rapprocher cette démarche de celles de Jenny Holzer, d’Hans
Haacke, et de Krzystof Wodiczko, chez qui les projections nocturnes d’Homeless
Projections puis le Homeless Vehicule de 1987 sucitent des polémiques
d’interprétations divergentes.
Métissage postmoderne /Montage avant-gardiste ?
La photo plasticienne des années 1980 a donc déconstruit les mythes avantgardistes de la modernité. Clement Greenberg déclarait que chaque art doit se
libérer de ses conventions qui ne lui appartiennent pas en propre afin de dégager
son essence propre : « Le domaine propre et unique de chaque art coïncide avec
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tout ce que la nature de son medium a d’unique ».
C’est cette croyance dans
l’essence de chaque art qui est remise en question par l’hybridation et le métissage
contemporains.
Abramovic et Ulay : Modus vivendi, 1984
En photo cette hybridation a donné lieu à des photos-peintures comme chez
Paolo Gioli,, des photos-sculptures, comme chez Gilbert et Georges, chez Boyd
Webb, des photos-vidéos chez Eric Rondepierre. Ceci rappelle les démarches des
artistes de l’entre-deux guerres, comme les papiers collés cubistes de Georges
Braque et Pablo Picasso, les photomontages dadaïstes de Raoul Hausmann, John
Heartfield et Hanna Hoch, chez qui la disparition de l ‘aura de l’œuvre unique est
compensée par la puissance de la négation, la destitution de l’ordre ancien et la
volonté de communication de masse, sans oublier les messages politiques et
idéologiques. Il est aussi ouverture à des futurs possibles, mais aussi espace
ludique, il est réponse adéquate à la dissociation et à la fragmentation caractérisant
en amont, la perception des hommes et le réel lui même.
Alexandre Rodtchenko et El Lissitzky l’utilisent pour prolonger le constat de la
mort de la peinture bourgeoise de chevalet. Il est orienté par son association au
langage, fragments de langage associés aux fragments de l’image pour créer du
sens, du non sens, du 2e degré.
Remarque : il faut distinguer le montage dadaïste, constructiviste des années
1920/30
solidaire des avant-gardes modernes, du métissage postmoderne
contemporain. Le métissage intervient après l’usure des avant-gardes et de leurs
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démarches modernistes ; il ne croit plus à la possibilité de créer des images neuves.
Il agit par recyclage et citation.
Christian Boltanski : Enfants de Berlin, & Visite au Zoo, 1975
On peut distinguer des glissements et déplacements par rapport aux années
1920/30 :
1°Dialectique agissant moins avec le textuel qu’avec les Arts Plastiques.
2°Métissage ne déconstruisant pas mais restaurant la posture de la fonction
artiste.
3°Métissage parfois critique mais le plus souvent nostalgique.
4°Métissage photo-peinture renvoyant à un académisme pompier.
5°Métissage photo-cinéma plus riche et plus porteur.
Philippe Dubois repère trois variables dans cette catégorie photo-cinéma :
1°Installations cinétiques interrogeant images fixes et animées chez l’anglaise
Suzan Trangman : Blue Skies, 1990 .
2°Expériences photo à partir d’images animées (ciné et vidéo), Eric
Rondepierre utilise les ratés ciné.
3°Photo d’écran TV avec réflexion critique sur l’image de mass média, sur
l’idéologie qu’ils véhiculent, comme Katharina Sieverding reproduisant agrandie
l’image d’un bombardier.
Alain Fleischer fait travailler les médias les uns par rapport aux autres, à
l’interface photo/ciné. : « Depuis qu’elles existent, les images animées du ciné rêvent
d’un écran qui ne serait pas insensible à leurs caresses, leurs empreintes, leurs
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touches comme une toile blanche à celles de la peinture, écran fixe qui fixerait d’elles
les traces au lieu de les effacer dès la projection finie et la lumière rallumée. » Voir
les Ecrans sensibles, articulant photo et ciné et les Flips Books, animant les portraits
photos de Artaud, Beckett, Kafka, Proust, etc. Images non nostalgiques donc mais
qui questionnent la perception, le sens de l’image, sa réception.
Sujettes à caution par contre, les installations qui se contentent simplement
d’être une mise en espace, survalorisant la valeur d’exposition de la photo et non
l’invention d’un espace ou volume photo original. Ceci provoque la lassitude du
spectateur qui hésite entre photo, sculpture et site ? Embarras d’interprétation qui
traduit l’inaccomplissement de l’oeuvre.
Jeff Wall : Destroyed House, 1978
Nécessité d’architecturer la photo à l’oeuvre
Cette nécessité apparaît clairement chez Alain Paiement (Québécois) , Dead
on Time 1990, œuvre qui invite à reconstituer une tour d’horloge par assemblage de
plans/croquis/photos, Chantier Building Sight, installation sous forme de cube
monumental pénétrable avec espace de chantier à reconstituer.
Mais aussi chez Robert Pellegrinuzzi, avec la reconstitution de vrais/faux
objets réels : table, armoire, pupitre dans le Naufrage 1988, le Chasseur d’images
1991, tendant à reconstituer le réel tout en en montrant l’impossibilité. Ces archiphotos sont des monuments à interroger et à déconstruire : Le Chasseur d’images
ressemble à une gigantesque planche botanique avec série de cadres égaux
présentant des fragments de feuille géante, renvoiyant au Pencil of Nature de
William Fox Talbot et à l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
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Alain Paiement travaille sur des lieux chargés symboliquement comme
l’amphithéâtre Bachelard de la Sorbonne ou le chantier du Musée d’art contemporain
de Montréal, lieux dont la monumentalité se voit déconstruite au profit du chaos.
Arnulf Rainer : Bauchmalerei, 1973
TRACES, EMPREINTES ET VESTIGES
L’un des enjeux de la modernité fut de préserver l’oeuvre de la contamination
par l’industrie des mass media, pour en sauver l’autonomie, l’aura et l’authenticité.
Dans les années 1980, on assiste à la fin de cette tentative : l’extension de la photo
dans le champ des Arts Plastiques y fut pour beaucoup, comme medium de masse,
destiné à la masse comme l’avait vu Walter Benjamin, la photo fut un des principaux
agents de déconstruction de la mythologie moderniste.
Il n’est plus possible pour une oeuvre de revendiquer son autonomie comme
le proposait Adorno. L’hétéronomie est devenue la règle : les médias jouent les uns
contre les autres, se métissent, s’hybrident, pendant que l’art est d’autant plus
contaminé, « virussé » comme le dit Jean Baudrillard, par son « autre », double
culture
médiatique
et
industrie
culturelle.
Jean-Claude
Moineau
dit :
« la
transversalité est devenue la logique générale du système » donnant lieu à une
séduction de l’art « technologique ». Le paradoxe fait que l’art à l’origine le plus
incertain est devenu celui qui aujourd’hui ébranle le plus les fondements de l’art
moderniste : essence pure de chaque médium, valorisation de l’invention, recherche
de la nouveauté et de l’originalité.
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Il y a renversement avec la déconstruction du modernisme en partie lié à la
nature du médium photo : capacité à reproduire, répéter et sérialiser, à faire vasciller
la notion d’auteur, d’oeuvre, d’originalité. Roland Barthes avait entrevu ce
renversement : le moteur du postmodernisme serait le déplacement de la production
à la reproduction. A l’auteur, source du sens se serait substitué un « scripteur »
dépouillé de toute subjectivité, d’affects, de passions, dorénavant comparable « à un
immense dictionnaire où il puise une écriture qui ne connaît aucun arrêt ».
Sigmar Polke : Gilbert & George in Willich, 1974
Joseph Beuys : Zeige deine Wunde, 1976
Ironie de l’histoire, où les photographes n’ont cessé de revendiquer le statut
d’auteurs comme les peintres, les cinéastes, or il s’avère que le médium le plus
propice à déconstruire cette fonction d’auteur devient la photo. Par contagion cette
déconstruction atteint le statut de l’oeuvre, la signature de l’auteur, son unicité, son
originalité. Au plus loin : la photo n’aurait investi l’art que pour le miner, le saper de
l’intérieur.
Douglas Crimp dit que la photo a renversé les critères de l’art, mettant à jour
le refoulé de l’art moderne. Cette déconstruction de l’art moderniste trouve son
fondement dans le procès du sujet lui même. Le concept d’un sujet auto-réflexif et
libre à priori de Descartes à Sartres, a été contrebalancé par l’interrogation critique
sur ce qui, de l’extérieur, le trame, le surdétermine malgré lui : structures
langagières, inconscientes et idéologiques ; en amont du postmodernisme actuel, le
structuralisme a décrété et consommé le deuil de l’humanisme et vu s’effacer le sujet
instigateur du sens, articulant les signes entre eux.
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Dans cette situation nouvelle où l’humanisme y compris dans son avatar le
plus récent, l’existentialisme sartrien, était remis fondamentalement en question par
Michle Foucault dans Les mots et les choses qui prophétise à la suite de Friedrich
Nietzsche
la
disparition
de
l’homme.
Cet
effacement
se
traduit
par
le
postmodernisme photographique dont Cindy Sherman semble exemplaire : entre les
Films Stills et les récents History Portraits 1988-89, en passant par les Desasters et
les Fairy Tales 1985-89, ce ne sont pas des autoportraits de Cindy Sherman, ce sont
des représentations de ses doubles blonds, bruns, modèles renaissants etc.
Cindy Sherman : Untilted Film, 1978
Ce qui s’énonce chez Cindy Sherman, c’est qu’il n’y a pas de « moi », tout au
plus des fictions du « moi », pas d’identité personnelle mais une pseudo identité
collective où chacun puiserait comme dans un réservoir inépuisable. Douglas Crimp
déclare à ce propos : « Les photos utilisaient l’art non pas pour révéler le vrai moi de
l’artiste, mais pour montrer le moi comme construction imaginaire. Il n’y a que les
apparences que Cindy Sherman assume ».
Pas de vrai spectateur non plus , qui serait happé, aspiré par les photos qu’il
croit reconnaître dans tel Film Still une scène d’un film soit disant connu alors que de
l’aveu de Cindy Sherman, celle ci n ’existe pas. Le spectateur victime de stéréotypes
en vient à croire que la copie de copie est un original, lieu commun véhiculé par les
mass media, transformé en événement pour son regard, son émotion, sa
subjectivité.
L’oeuvre de Christian Boltanski travaille d’une autre façon à la déconstruction
du sujet et de son histoire : elle consacre la perte du moi, de l’intime, du particulier.
Chez Boltanski, la photo énonce du moi qu’il est toujours faux, parcellaire,
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mensonger. Susceptible de s’affaisser, de se défaire. La précarité du moi est le signe
d’une inconsistance, interchangeable à l’infini : Album photographique, de Christian
Boltanski 1948-1956, Album de photo de la famille D. 1939-1956, 62 Membres du
club Mickey en 1955, 3 photos de groupe des enfants d’une école de Jérusalem, etc.
La numérotation et la mise en série des images minent la possibilité d’une
identité personnelle et la remplace par une imagerie collective proliférante et
cannibale. L’album boltanskien en finit ainsi avec la mythologie du singulier, du
subjectif, par un échange indifférencié de visages et d’histoires, avec la pratique
d’images « modèles », images stéréotypées d’amateur pris sur les plages de station
balnéaires, les plus communes possibles, floues, dénominateurs communs sur
lesquelles le spectateur peut broder.
Marcel Broodthears : Soupe de Daguerre, 1975
La démarche de Boltanski organise l’existence elle-même comme un
simulacre. L’extrème limite de cette démystification serait celle de la totale
dissolution du moi, risque assumé par Cindy Sherman. Les Monuments de Boltanski
sont la conjuration de cette dissolution : petits oratoires dérisoires, ritualisation
inachevée, portraits manqués où se consume le deuil de l’aura : « Certains tableaux
n’appellent qu’à prier et à communier, d’autres vous interrogent. Je me veux proche
de ceux ci. Pourtant, je regrette sans doute de ne pas être religieux. J’aurais voulu
être un vrai peintre, mais je refuse cela, voilà tout mon malheur ».
Face à la profusion des images de mass media, reste la possibilité d’un geste
minimal : amasser, regrouper, recycler des images pré existantes, comme le fait
Barbara Cruger en détournant ces images qui deviennent messages de subversion
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sociale, Sherrie Levine en reproduisant les photos de grands photographes US.
C’est encore la vraie-fausse agence Grore Images qui propose des stocks d’images
pour des usages indéfinis.
Esthétique « trash »
Désormais nous sommes loin de l’instant photographique d’Henri Cartier
Bresson chez qui le geste artistique était déterminant. D’autre part, on assiste depuis
peu au déploiement d’une photo anti héroïque, jouant systématiquement sur le
registre de la banalité et de la dérision. Cet art du banal n’est pas exclusivement
photographique comme le rappelle Arthur Danto. Paul Ardenne souligne le fil rouge à
l’intérieur des pratiques contemporaines, confer les dessins maladroits de Mike Lash
ou Sean Landers, les installations de Cady Noland, les oeuvres de Pierre Huyghe,
Jean-Jacques Rullier et de Claude Clovsky, qui déclare : « Mon travail porte sur
tout ce que le quotidien a rendu banal, sur tout ce que l’on ne voit plus, que l’on ne
remet jamais en question, sur les automatismes qui font la vie de tous les jours ».
Pierre Huyghe se porte au ras du sol et des choses : Chantier Rochechouart
est une affiche illustrant un simple chantier plantée devant ce même chantier réel,
redoublement tautologique, sans transfiguration du banal mais livraison du banal en
tant que tel. Il n’y a pas d’autre enjeu que le banal lui même.
Christopher Grandin : Boy & Tree, 1992
Beat Streuli témoigne d’une démarche voisine dans ses photos urbaines,
montrant des flots anonymes de passants urbains, saisis au hasard de l’objectif mais
sans hasard objectif tel qu’entendu par André Breton. Ces clichés montrent des flux
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de circulation et rien d’autre, unifiés comme le dit Paul Ardenne : « non par les voies
de la politique démocratique mais par Reebok, Benetton, Nike ou Chevignon ».
L’espace ouvert de Streuli cède la place à des espaces clos, ou rien ne peut
advenir, sinon la dérision, chez Joachim Mogarra, où des espaces, paysages
miniaturisés avec cactus, pots de fleur vide et retourné par exemple, loin d’évoquer
le plaisir de la vision réduite et rapprochée, participent d’un art du confinement qui
comme le souligne Frédéric Paul se lit : « comme un art sur lequel pèserait une
terrible interdiction de sortie ». Ils rejoignent en cela le triptyque de Pascale Thomas
Une maison, une chaise, une table.
Gilbert Garcin : Au musée, 1999
Chez Paul Louvreau, ce sont des seaux et des pelles, des balais qui sont
donnés à voir dans Scènes de … muette scénographie lisible comme scène de
ménage potentielle. Louvreau construit un ordre dérisoire et précaire qui se traduit
par la rectitude des lignes et figures, sans main pour agiter les objets, sans sujet
pour présider à l’organisation des choses.
La séduction provient de l’anesthétisme des objets compensé par le velouté
des tirages. Pauvreté des images et du discours revendiqué par ces images des
années 1980 : Micro-reportages du « Je » chez Martin Parr qui dénonce les
stéréotypes idéologiques de la Middle Class anglaise par des images spectaculaires,
Nick Wapplington s’immerge dans une famille de prolos, sans mise en perspective
sociale chez ces deux photographes.
Subjectivité pauvre chez Rebecca Bournigault qui propose une sorte de
journal intime réalisé par des aquarelles et des photos, comme « images d’un film qui
n’existe pas, qui est en fait le film de ma vie » : fragments de corps pixélisés,
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« comme la buée de ma mémoire », gestes simples minimalistes, série brute
d’instants du quotidien ; l’image se ferait ainsi dans l’instant, sans conceptualisation
préalable, au gré de l’intuition et de l’affect.
Symptomatique de cette esthétique trash, le travail de Delphine Kreuter capte
l’authenticité du geste du quotidien, révèle la vérité d’une posture, d’une situation,
d’un lieu. Quand Nan Goldin savait restituer modestement le carnet de vie de ses
jours, Delphine Kreuter ne parvient qu’à mimer l’authenticité d’une expérience, livrant
les signes d’un réel qui se veut brut mais apparaît comme pseudo photo choc dont
Roland Barthes critiquait l’authenticité.
La volonté transversale de jeunes photographes en devient banal, s’effrite
dans la non délimitation entre art et image de mass media, comme Wolfgang
Tillmans dont il est difficile de distinguer les clichés de ceux d’une ligne de vêtements
par Jan Welters.
Gilbert Garcin : Amour de soi, 1998
Absence de sens et d’historicité
Ce qui est remarquable c’est la faible historicité de ces photos : photo du pur
présent à l’opposé des images utopiques de la modernité, loin de la tabula rasa et de
la création de l’homme nouveau. Ceci est révélateur de la faible conscience
historique de ces photographes assortie d’une désaffection pour l’histoire des
formes . Les avant-gardes modernes croyaient en la possibilité d’inventer le futur et
de construire l’Histoire en lui donnant formes, la forme du nouveau, d’inventer du
sens.
Au contraire, le postmodernisme n’en finissait pas de faire retour sur l’Histoire
passée. La photographie des années 1990-2000 se joue ailleurs : dans le présent
fragile de l’instant donné, titre d’une expo de 1997 au musée d’art moderne de Paris,
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montrant les productions de jeunes plasticiens par la photo et vidéo. Florence
Paradeis en était la plus représentative de cette monstration du banal, immersion
dans l’instant, hors de toute Histoire.
Le sens a déserté, l’instant photographique aussi, l’Histoire a implosé pour
laisser la place à des bribes d’histoire, des micro histoires. Il y a raréfaction des
points de vue, exténuation de la vision et peut-être de la photo. Il y a effacement
progressif d’un double paradigme cinéma et photo qu’on enregistre après qu’il fut
annoncé par Serge Daney qui diagnostiqua le 1e que le ciné avait cessé d’être un art
nouveau, s’éloignant à l’infini de nous.
Harun Farocki a dit justement : « au cours des 25 dernières années s’est
produit un phénomène non datable : le cinéma a cessé d’être quelque chose de
nouveau. Il n’y a plus de nouveaux continents à découvrir, on a rempli les taches
blanches sur les cartes. On continue à chercher de nouvelles expressions, mais on
ne peut plus songer à inventer une catégorie grammaticale toute entière… Quand on
braque la camera vers quelque chose, ce n’est pas à cette chose qu’on est confronté
mais aux représentations antérieures de la chose, déjà en circulation qui existent
d’elle dans le monde. On ne peut plus faires des images, mais des images
d’images ».
Une récente expo titrait : le monde d’après la photo. La photo a été le médium
de l’archivage, de la capitalisation et du classement d’images, le médium du XIXe.
Posture qui a perdu tout sens aujourd’hui , comme le dit Jean-Luc Nancy : « Vestige,
retiré de la grandeur des œuvres qui font advenir des mondes, l’art semble passé, ne
montrant plus que son passage » , sa trace, son empreinte, ce qui reste de la photo.
Conclusions provisoires sur la post-modernité photographique
Les caractéristiques les plus notables de cette photo post-moderne seraient
donc la perte de sens et d’historicité, la perte d’aura et la disparistion des notions
d’autonomie que recherchaient les avant-gardes de la modernité. Il y aurait comme
une extinction de l’œuvre qui accompagnerait cette évolution récente. Bien sûr, une
pratique déconstructiviste de la photo post-moderne persiste et contredit ce qui vient
d’être dit, mais est-ce suffisant pour sauver la photo de son effacement ? la question
demeure pour savoir quel sera le monde d’après la photo ?
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